08 décembre 2005

Khayelitsha

Une nouvelle entrée sur l'Afrique du Sud, histoire de ne pas se contenter de nature sauvage et de grands paysages - ce n'est pas ça qui fait de l'Afrique du Sud un pays à la fois unique, fascinant et terrifiant.

Ce qui est unique dans ce pays, c'est que pendant quarante ans toute la force de la puissance publique a été utilisé dans un seul but : séparer les gens ; repousser dans des périphéries volontairement éloignées et discontinues la majorité de la population - townships à l'échelle de la ville, bantoustans à l'échelle du pays ; constituer en étrangers 80% des habitants du pays pour construire une Afrique du Sud illusoire dont le peuple Afrikaner serait le maître incontesté.

L'important, dans l'histoire de l'Apartheid, ce n'est pas le petty apartheid, la ségrégation au jour le jour dans les lieux publics ; c'est ce vaste effort d'ingénirie spatiale pour instituer géographiquement cette ségrégation. Quand on connaît la difficulté qu'il y a à faire l'inverse, on se doute qu'il n'est pas aisé de faire marche arrière.


Khayelitsha (township du Cap) : la gare et le marché aux frippes, février 1997.

On est ici à Khayelitsha, le plus grand et le plus récent des townships de la ville du Cap. Le paradoxe du Cap, c'est que la doctrine officielle du parti national en faisait une ville où les noirs n'avaient pas leur place - la ville et toute la province, qui représentait plus du tiers de la superficie du pays, étant censé être partagée entre Blancs et Cape Coloured, descendants des premiers habitants Khoisan. L'Apartheid, rappelons-le, est avant tout un système où la place géographique de chacun dans le pays est déterminée par son appartenance raciale - encore une fois, ce n'est pas seulement une question de première, deuxième ou troisième classe dans les chemins de fer. Mais cette absence des noirs étant une fiction, les gouvernements des années 1970 et 1980 ont entrepris d'institutionaliser cette présence en construisant un grand township, à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, sur les étendues sableuses et battues par les vents des Cape Flats.

Dans la mesure où la raison d'être officielle de ce township était de fournir de la main d'œuvre, il fallait qu'il soit relié au centre-ville par chemin de fer ; les études préalables à l'établissement du township accordent donc une importance prédominante au tracé de la ligne et à l'implantation des gares. C'est particulièrement révélateur des mécanismes de l'Apartheid de l'époque Botha, ce qu'on a appelé la dictature technicienne : la période où le durcissment du régime se cache derrière un discours de l'efficacité et de la dépolitisation. On ne fait pas de grands discours justificateurs, on se contente de faire un tracé techniquement parfait dans lequel les impératifs de ségrégation et de maintien de l'ordre sont contenus mais implicites. J'avais étudié brièvement cette question d'après les archives publiques disponible à la South African Library de Cape Town ; il faudrait que je m'y remette un jour, c'est intéressant aussi pour l'historien des techniques.

Le résultat, ce sont ces gares-check points au dessus des voies-coupe feu (s'agissant du feu de l'insurrection redoutée ; la lutte contre l'incendie, problème majeur de ce quartier en plein vent où l'on cuisine à la parafine, n'a guère été prise en compte par les urbanistes du régime ; ce sont ces quartiers où, à vingt minutes de voiture des restaurants et des pontons du Victoria and Albert Waterfront, on ne voit jamais un blanc - et dont bien des habitants n'ont jamais vu la mer toute proche. Le résultat, c'est que le dynamisme de l'informel incarné par ces échopes (dont l'une a le téléphone : c'est rarissime, et la marque d'un certain succès) ne peut se cristalliser à l'échelle de la métropole pour devenir un développement économique partagé par tous ; le résultat, c'est que le Cap reste, malgré sa réputation largement usurpée de progressisme, l'une des villes du pays les plus fortements ségréguées.

Sur ces joyeuses considérations, le Plume vous salue bien.

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